Les mathématiques sont trop souvent vues comme une science impossible à vulgariser, celle que beaucoup considèrent comme la plus aride, obscure, inhumaine, voire morte. Dans une autofiction enlevée, le mathématicien français Cédric Villani parvient à démontrer simplement la proposition inverse.
DANS LA TÊTE D’UN MATHÉMATICIEN
Théorème vivant… tel est le titre du livre de Cédric Villani paru aux éditions Grasset, livre dans lequel il raconte par le menu sa recherche mathématique et les travaux qui lui ont permis de décrocher la tant convoitée et prestigieuse médaille Fields (le Nobel des mathématiques). Naturellement, il n’est pas question que de mathématiques dans cet ouvrage, mais aussi de la vie d’un homme ordinaire, mathématicien de son métier, père et mari, voyageur du RER B ou encore passionné de poésie. Assez rapidement, on comprend que c’est justement au sein de cette vie presque banale que la pensée mathématique se construit, pas nécessairement au moment où on l’attend, retrouvant la fameuse anecdote d’un Poincaré ayant l’intuition d’un concept-clé des fonctions automorphes en posant le pied sur la première marche d’un bus. Le livre de Villani est indispensable pour qui voudrait entrer dans la tête d’un mathématicien afin d’appréhender la manière dont les théories se construisent.
DES OBJETS VIVANTS
Aussi bizarre que cela puisse paraître, Villani, petit à petit, avec l’air de ne pas y toucher, arrive à faire ressentir au lecteur le cœur même des objets mathématiques. Et c’est un cœur qui bat. Derrière le vocabulaire souvent abscons pour les non-initiés, caché au creux d’articles de recherche souvent obscurs, l’idée principale apparaît tranquillement au fil des pages, se met en place, et on finit par comprendre ce qu’il en est finalement. Les objets mathématiques sont des êtres vivants. Ils peuvent être monstrueux, sympathiques, gentils, beaux, fuyants, impossibles (et. dans le même temps, possibles), et ainsi de suite. Et la recherche mathématique ne vise qu’à les comprendre, les amadouer, sentir leur humanité, à mettre en évidence leurs connexions, leur communication interne, leur langage. La technique ne vient qu’après, longtemps après ; elle est souvent laborieuse, sans grand intérêt, nécessaire comme une vérification du bon fonctionnement et d’une certaine cohérence.
HISTOIRE DES MATHÉMATIQUES
En bon mathématicien, Cédric Villani sait que cette science est avant tout une histoire humaine. Il sait aussi que son travail de recherche, qui aboutira à la médaille Fields, n’est que la continuation des travaux de ses prédécesseurs. Et l’histoire de Cédric Villani commence avec celle d’un jeune mathématicien et physicien, Ludwig Boltzmann, qui, en 1870, pose une équation modélisant l’évolution d’un gaz raréfié fait de milliards de particules se cognant les unes contre les autres. Elle se poursuit avec les travaux d’un physicien russe, prix Nobel en 1962, Lev Davidovitch Landau, dont l’équation et l’amortissement vont constituer le cœur du travail de recherche de Villani. Le livre de Villani regorge de rencontres, que ce soit avec les travaux de chercheurs disparus ou bien avec des mathématiciens contemporains, chaque rencontre permettant au mathématicien d’y voir un peu plus clair, de donner encore plus corps à l’objet mathématicien dont il cherche à s’approcher.
DE DRÔLES DE MAILS
Une des particularités du livre est d’avoir parsemé son récit, entre essai scientifique et autofiction, de véritables pages de mathématiques, soit dans les mails échangés avec son coauteur, soit dans des articles de recherche tels qu’ils seront publiés dans les revues scientifiques. Les mails échangés entre Villani et son coauteur Clément Mouhot, qui peuvent apparaître assez pénibles dans un premier temps, s’avèrent être in fine le meilleur vecteur de compréhension de cette chose si vivante qu’est la recherche mathématique. Qu’ils soient, la plupart du temps, totalement incompréhensibles importe peu. Peut-être même au contraire. Chercher à les comprendre serait d’une part vain (il faut des années de mathématiques pour pouvoir les aborder) et d’autre part dénaturant. Il faut ainsi se laisser aller à la beauté et la poésie qu’ils contiennent. On y ressent alors le surplomb, la volonté de donner corps aux objets, d’en chercher les pouvoirs et d’en déceler les relations intimes.
UNE FIGURE ICONIQUE
À la suite de l’obtention de sa médaille Fields et de la publication de son premier livre, Cédric Villani est très rapidement devenu une sorte de figure iconique du mathématicien, un peu excentrique mais pur génie. Profitant d’une couverture médiatique sans précédent pour un mathématicien, il a alors tenté de convaincre le grand public, d’une part de la beauté, de la créativité et de la poésie intrinsèque aux mathématiques, et d’autre part de leur impérieuse nécessité dans une société toujours plus technologique, et donc toujours plus mathématique. Même s’il n’est pas certain qu’il ait réussi son pari, il n’en reste pas moins que les mathématiques ont fait leur entrée fracassante dans la vulgarisation grand public, aux côtés de l’astronomie ou de la biologie. Entré en politique en 2017, Villani poursuit son travail de réhabilitation des mathématiques, à travers notamment un rapport sur l’enseignement des mathématiques ou sur la place de l’intelligence artificielle dans notre société.