L’histoire des mathématiques est si riche qu’il est impossible de la raconter de manière exhaustive. Il faut donc faire des choix épistémologiques. Amy Dahan-Dalmedico et Jeanne Peiffer ont effectué ce travail pour nous dans un ouvrage qui reste, encore à ce jour, l’un des meilleurs sur le sujet.
UNE HISTOIRE PARMI D’AUTRES
L’histoire des mathématiques a fait l’objet de très nombreuses publications, à toutes les époques et dans tous les pays. En choisir une n’est pas chose facile. Que peut-on attendre d’une histoire des mathématiques ? Un exposé le plus simple des notions, concepts et théories mathématiques. Ce point est une sorte de minimum. Mais on aimerait également en savoir plus sur la manière dont les théories se sont construites, éventuellement pourquoi, et aussi sur les mathématiciens, leurs démarches et méthodes pour en arriver à la formulation de leurs théories ou encore le contexte des découvertes mathématiques, qu’il soit culturel, économique ou même institutionnel. C’est le pari réussi de Amy Dahan-Dalmedico et Jeanne Peiffer, toutes deux historiennes des sciences au centre Alexandre-Koyré, dans leur ouvrage sobrement intitulé Une histoire des mathématiques. Un ouvrage qui remplit largement ces missions, et qui se trouve implacablement construit et extrêmement rigoureux, ce qui loin d’être toujours le cas.
UN GRAND PUBLIC RESTREINT
Un livre de vulgarisation, pour qu’il existe pleinement, se doit de définir une cible. Ici, ce ne sont pas les chercheurs qui sont visés. On ne trouvera pas ici de théories telles que la théorie des catégories d’Alexandre Gro-thendieck, ou bien les catastrophes de René Thom. Non, ce livre s’est fixé une cible plus large, celle du grand public. Si toutefois ce « grand public » est prêt à s’accrocher un peu. En effet, si l’ouvrage traite de concepts basiques comme la notion de nombre ou le théorème de Thalès, il s’engage très rapidement sur des sentiers qui pourraient en décourager plus d’un. Il faut au contraire se laisser guider par les deux auteurs qui, en bonnes didacticiennes, tentent d’avancer pas à pas avec le lecteur, le tenant quasiment par la main. Les élèves de lycée ou de première année d’études supérieures scientifiques restent, naturellement, les plus à même et de comprendre de quoi il retourne, et de découvrir des éléments d’histoire qui pourraient leur servir.
UNE HISTOIRE DE REBROUSSEMENTS ET D’ERREURS
Publié une première fois aux éditions Etudes vivantes en 1982 sous le titre Routes et dédales, cet ouvrage ne rencontrera véritablement son public qu’avec l’édition suivante, en 1986, au Seuil, sous le titre Une histoire des mathématiques, Routes et dédales en devenant le sous-titre. La terminologie ici est importante. On remarquera que ce n’est pas l’histoire des mathématiques que l’on va nous raconter ici, mais une histoire. Cette précaution est utile et peut permettre aux auteurs d’éviter des reproches quant à leur choix. Le sous-titre affiche clairement le parti pris des auteurs, celui de raconter l’histoire des mathématiques telle qu’elle s’est construite, et non pas uniquement les résultats des théories. C’est donc dans une tradition « discontinuiste », se plaçant dans le sillage de Bachelard et de Koyré, que se situe ce livre, insistant sur les errances, les erreurs, les rebroussements, en un mot sur les dédales dans lesquels ont pu se perdre les acteurs de cette histoire.
DES PAYSAGES MATHÉMATIQUES
Une histoire des mathématiques ne peut, en aucune manière, être exhaustive. Les auteurs de cette histoire-ci ont donc fait des choix, qui concernent plus les contenus que la temporalité. En effet, l’ouvrage démarre avec les premières civilisations anciennes, la Grèce et la civilisation arabe, pour s’achever sur des théories nées au cours du xxe siècle. Les contenus eux-mêmes sont découpés en huit grandes parties occupant les quelque trois cents pages de l’ouvrage, qui font des zooms sur ce que les auteurs appellent les « paysages », c’est-à-dire les contextes de chaque époque, sur les mathématiques en Grèce, mais aussi sur la notion de limite, celle de fonction, celle de nombre complexe ou encore sur la constitution de l’algèbre classique. Plutôt que de raconter l’ensemble chronologiquement, ce choix de découpage est particulièrement judicieux et instructif, permettant de bien comprendre la construction d’un concept mathématique dans toutes ses dimensions, aussi bien scientifiques qu’humaines.
UN OUTIL DE TRAVAIL
Au fil du temps, cette Histoire des mathématiques est devenue un outil de travail, pour les enseignements du secondaire, mais aussi pour les lycéens ou les étudiants. Elle a été remplacée, auprès du grand public, par des ouvrages plus récents, la prime à la nouveauté restant valable dans le monde de la vulgarisation scientifique, comme Le Grand Roman des maths de Mickaël Launay paru en 2016. Mais elle reste une histoire solide, fidèle, instructive et diablement pédagogique pour qui voudrait se plonger dans le monde des mathématiques. Elle mérite largement les efforts nécessaires pour suivre les quelques démonstrations qui parsèment l’ouvrage, car les mathématiques sont avant tout un langage dont on ne peut faire l’économie si l’on souhaite pénétrer ce monde fascinant. Les deux auteurs ont eu le courage de ne pas tomber dans le travers, un peu démagogique, de vouloir écrire une histoire des mathématiques sans mathématiques. Il faut donc leur rendre ici hommage, rien que pour cela.