Rentrer dans la tête d’un des plus grands scientifiques du xxe siècle, écouter ses conversations et comprendre ses doutes, tels sont, normalement, les fantasmes de toute personne qui s’intéresse à la science. Werner Heisenberg nous offre ces petits plaisirs dans son livre La Partie et le Tout.

UNE PLONGÉE DANS LE DOUTE

Le nom de Werner Heisenberg est passé à la postérité pour ce que l’on appelle le principe d’incertitude, l’un des piliers de la mécanique quantique, dont il fut l’un des fondateurs dans la première moitié du xxe siècle et pour laquelle il recevra le prix Nobel en 1932. Mais la vie d’Heisenberg, de 1901 à 1976, est bien plus riche que son seul principe. Il livre ses souvenirs, ses discussions avec les plus grands physiciens du xxe siècle et ses réflexions dans l’ouvrage La Partie et le Tout. La première édition de cet ouvrage paraît en 1969 chez R. Piper & Co. La première version française est publiée en 1972 aux éditions Albin Michel, et on la trouve aujourd’hui dans la collection « Champs » chez Flammarion. On a, en lisant ce livre, le sentiment de participer aux réflexions souvent déroutantes qui ont agité et agitent encore le monde des physiciens face à l’incroyable paradoxe entre la force prédictive des théories et la quasi-impossibilité de les expliquer avec les mots de la vie courante.

UN DES PÈRES DE LA MÉCANIQUE QUANTIQUE

Werner Heisenberg est né en 1901 en Allemagne. Il y aura une carrière très féconde de théoricien de la physique, de la fondation de la mécanique quantique à la mise en place de la physique des particules. Heisenberg est ainsi au cœur de cette physique en train de se faire et son petit livre, sous-titré originellement Souvenirs, 1920-1965, puis Le Monde de la physique atomique plus récemment, expose la façon dont il a évolué face aux chocs intellectuels que ses découvertes lui ont fait subir. Car, comme beaucoup de physiciens de cette époque, ce que son cerveau mathématique proposait était en contradiction complète avec ce que son cerveau ordinaire entendait par « comprendre ». Cette contradiction allait donner à la mécanique quantique un statut très particulier au sein des sciences, statut qu’elle n’a toujours pas perdu à ce jour. Heisenberg, à travers les nombreuses conservations retranscrites dans ce livre, permet aux lecteurs de vivre la stupéfaction et les interrogations en « direct ».

L’IMPORTANCE DES CONVERSATIONS

Cette autobiographie livre le saisissement d’Heisenberg, conscient qu’il tient une vérité vérifiable expérimentalement et qu’il ne dispose pas des mots pour la rendre acceptable, dans le langage de la physique classique ou avec ce que l’on nomme le bon sens. La physique du xxc siècle, de la révolution quantique jusqu’aux particules élémentaires recherchées dans les années soixante, se découvre ici commentée par ses acteurs essentiels. Car si l’on peut suivre la pensée d’Heisenberg, les conversations avec les acteurs-clés de cette histoire, comme Bohr, Sommerfeld, Schrôdinger, Pauli ou même Einstein apportent un éclairage inédit sur la construction de la pensée scientifique. On assiste ainsi à une promenade, un repas, une randonnée à bicyclette, des séjours de vacances, qui sont autant d’occasions de débats, suivis d’un travail solitaire pour structurer mathématiquement les idées débattues. Heisenberg, dans un souci d’authenticité, a choisi de nommer ici les physiciens par leur prénom.

EN PRISE AVEC L’HISTOIRE

On sent dans les propos d’Heisenberg ce souffle de liberté qui a animé la physique du début du xxe siècle. Heisenberg, physicien allemand, se devait d’évoquer ici la période douloureuse de la seconde guerre mondiale. durant laquelle nombre de physiciens ont vu ce souffle disparaître. Pour les physiciens allemands, la question du départ s’est posée. Comme d’autres, Heisenberg fera le choix de rester. Période stérile, débandade des institutions scientifiques, fuite de nombreux cerveaux, fin des discussions entre pairs. Heisenberg raconte avec force détails la situation des physiciens juifs, contraints d’émigrer, l’incertitude des autres, leur désarroi, l’atmosphère même de l’université allemande. La position d’Heisenberg est ambi-giie. Participant au programme scientifique nazi poulies uns, chercheur ayant tenté de ralentir ces recherches pour les autres. Ces souvenirs, s’ils ne livrent pas la réponse à cette question, ont le mérite de revenir sur cette période compliquée pour la science.

LUTTER CONTRE LA DÉSHUMANISATION DE LA SCIENCE

Ecrits de manière très simple et très vivante, les chapitres qui composent La Partie et le Tout constituent une extraordinaire introduction aux grands problèmes scientifiques de notre siècle, à la stupeur qui toucha la communauté scientifique lors de la naissance de la mécanique quantique et aux doutes qui s’installèrent dans la tête de très nombreux scientifiques. Mais la science est faite par les hommes, rappelle Heisenberg, au sein même de l’Histoire. Les souvenirs d’Heisen-berg sont donc, avant tout, le souvenir des hommes qu’il a rencontrés et des conversations qu’ils ont pu avoir. Par exemple, l’aspect scientifique du principe d’incertitude est très rapidement évoqué, alors que les conversations qu’il a entraînées s’étalent sur des pages entières. Une manière pour Heisenberg de montrer que la déshumanisation de la science est un écueil qu’il faut éviter à tout prix. Les théories passent, les hommes restent. Une vision nettement plus intéressante que ce que l’on voit trop souvent.