Les mathématiques, qui souffrent d’une terrible image auprès du grand public, ont peut-être trouvé en l’écrivain Daniel Tammet leur sauveur. Cet autiste Asperger synesthète voit la vie en nombres et nous la raconte à travers ses livres. Des voyages poétiques en forme d’invitation aux mathématiques.

DES SENSATIONS MATHÉMATIQUES

Comment faire apparaître les mathématiques dans ce qu’elles ont de plus beau, poétique et vivant? C’est à cette question particulièrement délicate que l’écrivain et mathématicien Daniel Tammet répond en 2012 avec son troisième livre, L’Éternité clans une heure, traduit en français aux éditions Les Arènes en 2013. Le titre anglais, Thinking in Numbers, rend toutefois mieux compte du ressenti de Tammet, qui vit les mathématiques plus qu’il ne les pratique. Et c’est cette manière de ressentir les mathématiques que Tammet a voulu transmettre et qui a profondément touché le grand public, ses différents livres connaissant chacun un immense succès auprès du grand public. On ne comprendra pas mieux les mathématiques, mais Tammet nous invite à un voyage poétique dans son monde, celui dans lequel les mathématiques sont une manière de voir le monde, concrète, réelle, où toute forme d’abstraction a disparu ou, ce qui revient finalement au même, l’abstraction montre son vrai visage, plein de vie.

LE SYNDROME D’ASPERGER

Daniel Tammet a été élu « l’un des cent génies vivants » par un panel d’experts en 2007. Aîné d’une famille nombreuse et modeste, il est né le 31 janvier 1979 à Londres. Il est autiste de haut niveau, atteint d’un syndrome d’Asperger, mais aussi synesthète, une forme de chevauchement des sens qui lui permet de visualiser de façon singulière les mots et tous les nombres jusqu’à dix mille, chacun se caractérisant par sa forme, sa couleur, son caractère. Le quatre, nombre favori et en quelque sorte avatar de Daniel Tammet, lui apparaît timide et calme, le trente-sept, grumeleux comme du porridge. Ses capacités de calcul et de mémorisation sont absolument hors du commun et il parle une douzaine de langues, dont l’islandais, appris en moins d’une semaine lors d’une expérience diffusée dans un documentaire. Dans ses écrits comme dans sa conversation, les mathématiques sont omniprésentes, mais elles semblent étonnamment concrètes, totalement humaines, ce qui ne surprendra guère que les non-mathématiciens.

LA MAGIE DES NOMBRES

En vingt-cinq courts chapitres, l’écrivain-mathématicien familiarise le lecteur avec des aspects inattendus des mathématiques, en piochant des anecdotes dans l’histoire, la littérature ou bien le quotidien. Dans la vie, en somme. Comment compterait-on si l’on avait non pas dix doigts mais onze, comme Anne Boleyn, la deuxième femme d’Henri VIII d’Angleterre, selon la légende? Pourquoi Platon proposait-il de limiter sa cité idéale à exactement cinq mille quarante foyers ? Elaborer un modèle prédictif du comportement de sa mère peut-il permettre de mieux la comprendre? Il explore, par exemple, les rapports des axiomes et théorèmes avec la rhétorique et le langage juridique chez les Grecs dans le chapitre Les Formes du discours, se livre à un inventaire des différentes façons de compter chez des peuples très divers dont certains, comme les Pirahâs, ignorent superbement les nombres et le calcul dans Compter jusqu’ci quatre en islandais ou encore évoque l’influence du zéro dans l’œuvre de Shakespeare.

L’ÉTONNANT NOMBRE PI

En 2004, Tammet a battu le record d’Europe de récitation des décimales du nombre Pi : 22514 énumérées sans fautes en cinq heures et neuf minutes, après trois mois d’entraînement en public, dans une salle du Musée de l’histoire des sciences d’Oxford. Il raconte cette expérience dans un chapitre de L’Éternité dans une heure. Que seules les premières décimales de Pi soient enseignées dans les écoles, sans amener les élèves à réfléchir sur les rythmes et les motifs de ce nombre admirable, lui paraît presque incongru. Illogique en tout cas, « comme si l’on apprenait seulement trois ou quatre mots de Molière », sourit-il. Sa fascination de longue date pour le nombre Pi reste intacte. Mais avec bientôt dix ans de recul sur sa performance de 2004, celui qui fut surnommé l’« homme-ordinateur » se dit plus impressionné par les émotions des spectateurs que par le défi technique qu’il a relevé. L’intimité avec Pi lui est si naturelle que c’est sa méconnaissance générale qui le surprend.

LA LITTÉRATURE MATHÉMATIQUE

« Enfant, les nombres m’ont rassuré, c’était une amitié. Aujourd’hui, ils me passionnent et me stimulent, mais j’ai un regard d’écrivain, un peu plus détaché ». Le génie britannique ne se voit d’ailleurs pas comme mathématicien, d’autant qu’il ne maîtrise pas l’algèbre. « Je suis davantage dans la littérature mathématique que dans les maths, plus Perecque Poincaré », résume-t-il. Et effectivement, Daniel Tammet s’est, depuis la publication de L’Éternité clans une heure, éloigné du monde des mathématiques avec des romans ou de la poésie plus généraux. Restent donc ses trois premiers livres, et surtout L’Éternité clans une heure, dans lesquels le grand public peut appréhender l’idée que les mathématiques, la vie et la poésie sont intimement liées. Il faut (re)lire ses livres car ils constituent l’une des uniques tentatives de poésie mathématique ou de mathématiques poétiques, à l’image de l’œuvre du poète et romancier oulipien Jacques Roubaud, sublime mais sans doute bien moins accessible.