Écrit au premier siècle avant notre ère, le poème De rerum natura (ou De natura rerum) de Lucrèce s’appuie sur le matérialisme épicurien et l’atomisme de Démocrite, afin de montrer aux hommes le chemin de l’ataraxie, étape nécessaire pour se détacher du monde et ses tumultes. Un poème qui reste cruellement d’actualité.

LE CHEMIN DE L’ATARAXIE

Le De rerum natura de Lucrèce, un des plus grands poèmes philosophiques de la tradition occidentale, fut écrit dans une période de grands troubles de la société romaine – cette dernière devant affronter une guerre civile, une révolte des esclaves emmenés par Spartacus, des massacres ou encore une grave paupérisation. Il constitue le seul texte écrit de Lucrèce, disparu relativement jeune. La doctrine matérialiste d’Epicure, deux siècles après la mort de ce dernier, trouve chez Lucrèce de quoi satisfaire le besoin d’une ataraxie, c’est-à-dire d’une sagesse, qui permettrait de se détacher du monde et de ses tumultes. La religion, la morale et la politique doivent être ordonnées en fonction de la recherche du plaisir qui, compris comme absence de troubles, est la vie heureuse elle-même. La connaissance de la nature et de ses mécanismes est essentielle à une telle quête du Bien. L’époque troublée dans laquelle nous vivons nous incite donc à lire sans tarder ce poème de Lucrèce.

UN POÈME SAUVÉ DE L’OUBLI

Lucrèce, Titus Lucretius Cams, naquit à Rome vers 98 avant notre ère, et mourut relativement jeune, vers l’an 55. Si Ton ajoute à cela qu’il était d’une famille équestre, dont plusieurs membres ont été honorés de fonctions publiques et qu’il vécut dans l’intimité d’une maison patricienne, les Memmius, on aura réuni en peu de lignes tout ce que l’histoire sait de lui. Le De rerum natura, De la nature en français, ne fut « édité » et sauvé de l’oubli qu’après la mort de Lucrèce par Cicéron qui admirait la qualité poétique de l’ouvrage, quoiqu’il ait fréquemment combattu lui-même l’épicurisme. Poème didactique de plus de sept mille quatre cents vers organisés en six livres incomplets ou inachevés, le De rerum natura présente un exposé cohérent et relativement complet de la doctrine matérialiste d’Epicure, le « découvreur de l’Univers », dont le poète souhaite « imprimer [s]es pas dans les traces des [sjiens » (III, vers 3-4), puis de celle de Démocrite, l’atomisme.

L’ATOMISME

Les deux premiers livres exposent, après un hymne à Vénus et un éloge d’Épicure, la doctrine de l’atomisme issue de Démocrite. La matière, formée d’atomes immuables, insensibles, incolores et insécables en nombre infini, se meut sans cesse dans le vide infini. De formes différentes, tombant à grande vitesse, ils se rencontrent parfois, déviant de leur chute par le clinamen, et formant ainsi les corps qui composent l’Univers. Comme le clinamen implique que la contingence préside aux lois du monde, Lucrèce en déduit que l’homme est libre et qu’aucune fatalité ne pèse sur lui. Par conséquent, il doit vivre en vue du bonheur, autrement dit, dans la philosophie épicurienne, en recherchant le plaisir et en évitant la souffrance. Aucun entendement transcendant ne préside à l’auto-organisation du monde. Les conséquences d’une telle physique seront importantes quant aux attitudes de l’homme désireux de parvenir au bonheur, puisque tel est le but recherché par le philosophe.

LES CHANTS DE L’UNIVERS

Comme Épicure dont il fait plusieurs fois l’éloge, Lucrèce développe une philosophie matérialiste, qui doit amener le lecteur à écarter de lui ce qui peut lui causer du déplaisir et toute crainte infondée. L’œuvre se divise en trois moments : les deux premiers chants développent les théories atomistes qui président au fonctionnement de l’Univers; les chants III et IV évoquent l’âme et la vie psychique de l’homme ; enfin, les deux derniers chants traitent des événements du monde, entre histoire et observation scientifique. Lucrèce essaie de faire connaître l’épicurisme aux Romains dans la période troublée de la fin de la République. Il voit la connaissance matérialiste de T Univers comme un moyen d’atteindre Tataraxie. Le livre V est une réfutation des autres courants de pensée de l’époque, Héraclite et les stoïciens (le feu), Empédocle et les quatre éléments ou encore Anaxa-gore et ses homéoméries. Enfin, le livre VI dresse un portrait de l’infinité de l’Univers et de ses constituants.

LE CLINAMEN ET LES POSSIBLES

Outre la transmission de la pensée d’Épicure et de Démocrite, la force du De rerum natura de Lucrèce réside dans sa position déviante pour l’époque, à l’image de son concept central, le clinamen. Lucrèce entonne le chant du monde. Un monde sans créateur, où la nature ne cesse de se réinventer elle-même. Car tout est fait d’atomes, nos âmes comme les choses, attirées par leur propre poids. Seulement voâlà: si toutes les particules tombaient dans le vide en lignes droites, rien n’existerait sinon un interminable jour de pluie. Alors la liberté est possible, le temps est possible, le monde est possible. Voici pourquoi la poésie matérialiste de Lucrèce, qui est la mise en musique romaine de la philosophie épicurienne grecque, fut considérée par les modernes comme le bréviaire de l’athéisme. Un livre dangereux, un livre déviant, qui fait dérailler le monde et le sort de ses gonds. Ovide aurait dit que « les poèmes du sublime Lucrèce ne périront que le jour où le monde entier sera détruit ».