Comprendre ce qu’est un esprit scientifique, son fonctionnement et sa psychologie, telle est l’ambition de Gaston Bachelard lorsqu’il écrit La Formation de l’esprit scientifique en 1938. C’est dans cet ouvrage qu’apparaît l’un des concepts-clés de sa philosophie, l’obstacle épistémologique.

L’ESPRIT PRÉSCIENTIFIQUE ET SCIENTIFIQUE

La Formation de l’esprit scientifique, sous-titré Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, est un essai d’épistémologie de Gaston Bachelard publié aux éditions Vrin en 1938. Bachelard y propose une analyse de la transition entre l’esprit « préscientifique » et l’esprit « scientifique » au tournant des xviiic et xixe siècles. Cette évolution est rendue possible par la prise en compte et le dépassement de ce qu’il définit comme des obstacles épistémologiques, permettant alors la construction rationnelle d’une expérience. Celle-ci dépasse l’observation directe d’un fait empirique et entraîne l’abstraction et la mathématisation du phénomène physique, seuls moyens à ses yeux d’échapper aux préjugés inhérents à la nature humaine qui ont longtemps paralysé le progrès scientifique. Tout au long du livre, il cite un grand nombre d’ouvrages préscientifiques illustrant les différents obstacles présentés, en particulier des œuvres d’alchimistes et de savants des Lumières.

LA PENSÉE SCIENTIFIQUE ABSTRAITE

Ce livre se propose de montrer le destin de la pensée scientifique abstraite. Pour cela, il s’agira de prouver que pensée abstraite n’est pas synonyme de mauvaise conscience scientifique. Il faudra démontrer que l’abstraction débarrasse l’esprit et qu’elle le dynamise. Ces preuves seront fournies en étudiant plus particulièrement les difficultés des abstractions correctes, en marquant l’insuffisance des premières ébauches, la lourdeur des premiers schémas, en soulignant aussi le caractère discursif de la cohérence abstraite et essentielle qui ne peut pas aller au but d’un seul trait. Et pour mieux montrer que la démarche de l’abstraction n’est pas uniforme, l’ouvrage emploie parfois un ton polémique en insistant sur le caractère d’obstacle présenté par l’expérience soi-disant concrète et réelle. Pour bien décrire le trajet qui va de la perception réputée exacte à l’abstraction inspirée par les objections de la raison, de nombreux rameaux de l’évolution scientifique sont étudiés.

DÉFINITION D’UN OBSTACLE ÉPISTÉMOLOGIQUE

L’obstacle épistémologique est une expression centrale de La Formation de l’esprit scientifique. L’ambition de Bachelard est de réaliser une psychanalyse de la connaissance, c’est-à-dire de montrer quels soubassements inconscients conduisent l’esprit du chercheur à mal interpréter des faits et à commettre des erreurs dans le domaine des sciences. Des obstacles viennent se placer entre le désir de connaître du scientifique et l’objet étudié. Durant sa formation, l’esprit scientifique
a dû lutter contre lui-même pour s’arracher à ses illusions et parvenir ainsi à la connaissance. Le qualificatif « épistémologique » signifie que l’obstacle est lié à l’esprit scientifique lui-même, il est interne à l’acte de connaître. Pour tout esprit scientifique en formation souhaitant éviter les obstacles épistémologiques, Bachelard préconise quatre impératifs : réaliser une catharsis intellectuelle et affective, réformer son esprit, refuser tout argument d’autorité et laisser sa raison inquiète.

LES DIFFÉRENTS OBSTACLES

Dans La Formation de l’esprit scientifique, Bachelard relève une dizaine d’obstacles épistémologiques: l’expérience première, la connaissance générale, l’obstacle verbal, la connaissance pragmatique, l’obstacle substantialiste, le réalisme, l’obstacle animiste, le mythe de la digestion, la libido et enfin la connaissance quantitative.
Prenons le premier obstacle. L’obstacle de l’expérience première, par exemple, consiste à s’attacher aux aspects impressionnants d’un phénomène, ce qui évite d’en saisir les aspects importants du point de vue de la connaissance. L’une des conséquences de cet obstacle est encore perceptible en classe lorsque, pour motiver les élèves, le professeur commence par réaliser l’expérience de l’explosion avant d’en faire l’exposé théorique. Les élèves se perdent dans leur imagination et s’intéressent davantage au fantasme lié à l’explosion plutôt qu’à son explication scientifique. Bachelard expose méthodiquement les obstacles, afin de pouvoir les contourner.

L’ÉCOLE BACHELARDIENNE

S’inspirant du positivisme d’Auguste Comte, Bachelard est le fondateur d’une approche moderne et historique de la science, en s’opposant cependant à la conception continuiste de l’histoire des sciences, qui est celle du positivisme, et en la remplaçant par sa propre conception discontinuiste, c’est-à-dire par ruptures et polémiques, proche de celle d’Alexandre Koyré et plus tard de celle de Thomas S. Kuhn. La Formation de l’esprit scientifique est un ouvrage fondamental, qui se présente comme une « contribution à la psychanalyse de la connaissance », offre ainsi une véritable exploration de la démarche scientifique en même temps qu’une réflexion majeure sur l’histoire des sciences et de ses concepts. Ses idées ont influencé des auteurs aussi divers que Canguilhem, Simondon, Barthes, Foucault, Althusser ou encore Bourdieu et continuent d’inspirer un grand nombre de philosophes et historiens des sciences. La Formation de l’esprit scientifique est un texte absolument fondamental.