L’histoire des sciences n’est pas un long fleuve tranquille

L’histoire des sciences vit une véritable révolution avec l’ouvrage Du monde clos à l’Univers infini d’Alexandre Koyré. Ce dernier, dans la tradition de Gaston Bachelard, renverse l’étude des théories scientifiques en s’intéressant à l’esprit et aux méthodes plutôt qu’aux vérités des doctrines.

L’APPARITION DE LA SCIENCE MODERNE

Du monde clos à l’Univers infini, l’ouvrage le plus célèbre du philosophe et historien des sciences Alexandre Koyré, tiré des Noguchi Lectures données en 1953 par le philosophe, fut publié en 1957 aux Etats-Unis. En France, il paraîtra une première fois en 1972 aux Presses universitaires de France dans une traduction de Koyré lui-même, puis en 1973 chez Gallimard, dans une nouvelle traduction de Raïssa Tarr. Cet ouvrage décrit l’apparition de la science moderne et le changement qui s’est produit dans la perception du monde durant la période allant de Nicolas de Cues et Nicolas Copernic à Isaac Newton, c’est-à-dire du milieu du XVe siècle au début du xvmc siècle. À un tout fini où la structure spatiale reflète une hiérarchie de valeur succède un Univers infini sans hiérarchie naturelle, uni seulement par l’identité des lois qui le régissent. Koyré y voit ce qu’il nomme une « révolution scientifique », et son ouvrage va, en seulement quelques années, devenir une « révolution de l’histoire des sciences ».

L’HUMANITÉ DES SCIENTIFIQUES

Lorsqu’Alexandre Koyré publie cet ouvrage sur le passage du monde clos tel qu’il était conçu par Aristote et depuis lors par la plupart des penseurs, à l’Univers infini, il se demande, dans l’introduction, en quoi consiste cette révolution philosophique et scientifique qui eut son point culminant au XVIIIe siècle. Il lui semble qu’elle est surtout caractérisée par la destruction du cosmos bien ordonné, fini et hiérarchiquement structuré de la conception aristotélicienne et l’infini-tisation de l’Univers, que ce soit un infini en puissance, indéfini, excédant toute limite connue et connaissable comme chez Nicolas de Cues ou bien un infini en acte, participant effectivement à l’infinité divine comme chez Giordano Bruno. C’est à cette révolution que Koyré consacre son volume. Il y décrit un épisode de l’histoire des sciences à proprement parler dramatique, dans la mesure où les débats furent parfois violents, les destins souvent brisés, un épisode où l’humanité des chercheurs se fait jour.

L’INTRODUCTION DE LA PSYCHOLOGIE

Les débats cosmologiques ont eu lieu à toutes les époques, depuis Platon jusqu’à nos jours. Que ce soit le caractère fini ou infini de l’Univers, sa taille, son expansion, sa topologie, la répartition de la matière en son sein ou encore, plus récemment, l’existence de dimensions cachées, voire d’univers multiples, la cosmologie a toujours été sujette à controverses. Si ces débats sont de toutes les époques, la période retenue par Koyré offre un intérêt particulier dans la mesure où elle coïncide avec la naissance d’une astronomie nouvelle, notamment due à l’apparition des premiers instruments d’observation. Mais le véritable trait de génie de Koyré est d’introduire dans l’histoire des sciences l’aspect psychologique, qui était jusqu’alors souvent laissé de côté. Les historiens des sciences s’intéressaient aux vérités des théories scientifiques, aux faits et non à l’humain qui avait abouti à ces vérités. Plutôt que déjuger des résultats, Koyré s’attache désormais à l’esprit et aux méthodes.

L’IMPORTANCE DES ERREURS

Dans la tradition de Gaston Bachelard, Koyré est un philosophe « discontinuiste », c’est-à-dire que, selon lui, l’histoire des sciences n’est pas un phénomène continu, elle subit de fortes discontinuités, des erreurs, des rebroussements ou peut aboutir à des impasses. Avec Koyré, l’histoire des sciences devient une science indépendante, autonome et de moins en moins normative. Elle s’attache désormais autant aux erreurs, aux échecs, aux efforts infructueux en tant que faits dignes d’être observés, qu’aux résultats ou aux vérités des théories. Lorsque Koyré explique qu’un raisonnement est faux, il ne s’intéresse qu’au raisonnement et non à sa conclusion. On peut citer, par exemple, le passage sur Kepler qui ne croit pas que les étoiles puissent être séparées de la Terre par des distances énormes. Koyré montre bien que le raisonnement de Kepler est juste, même si sa conclusion est fausse, son erreur étant due au manque de moyens d’observation de l’époque.

LA RÉVOLUTION DE KOYRÉ

Koyré aura réussi à montrer dans cet ouvrage que la science n’est pas un mouvement rectiligne et régulier et que, suivant l’adage grec, celui qui ne commet pas beaucoup d’erreurs ne trouve pas non plus beaucoup de vérités. Cette idée, qui peut nous sembler évidente aujourd’hui, était loin de l’être avant les écrits de Koyré. Du monde clos à l’Univers infini a donné à l’histoire des sciences une dimension de semence humaine qui lui faisait jusqu’alors cruellement défaut. On ne s’étonne plus de découvrir des scientifiques perclus de doutes ou commettant des erreurs. Nous ne sommes guère surpris de découvrir des raisonnements faux aboutir à des vérités scientifiques et inversement, des raisonnements justes et des conclusions fausses. Enfin, nous en arrivons même à accepter l’idée qu’une vérité scientifique peut avoir moins de valeur que la méthode et l’esprit qui y ont mené. Tout cela, nous le devons entre autres à Alexandre Koyré, sa « révolution » ayant finalement porté ses fruits.

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