Science normale et révolutions

L’histoire des sciences peut se voir de manière continue ou discontinue. Le philosophe des sciences Thomas S. Kuhn est un fervent partisan d’une approche discontinuiste, qui avancerait, selon lui, par grandes révolutions. Il expose sa théorie dans un ouvrage qui soulèvera de très nombreux débats.

UN MODÈLE ÉPISTÉMOLOGIQUE

Sorti en 1962 aux Presses universitaires de Chicago, La Structure des révolutions scientifiques a connu un succès indéniable dans la communauté scientifique mais aussi auprès du grand public. Il sortira en France en 1983 aux éditions Flammarion où on le trouve aujourd’hui dans la collection « Champs ». On estime que cet ouvrage a été tiré à au moins un million d’exemplaires depuis sa première publication. Le physicien et philosophe des sciences Thomas S. Kuhn expose sa propre révolution sur la manière de penser la science, ce qui lui a valu un grand nombre de critiques mais a permis d’ouvrir un débat épistémologique, à l’image de ceux initiés par Bachelard ou Koyré. Kuhn renouvelle, dans cet ouvrage fondateur, d’une part la conception de l’histoire des sciences et, d’autre part, les mécanismes de l’évolution des théories scientifiques. Cette Structure est devenue l’un des principaux modèles de pensée épistémologique, incontournable en philosophie et en histoire des sciences.

DES RUPTURES ET DES BOULEVERSEMENTS

Kuhn, dans La Structure des révolutions scientifiques, part du constat suivant : selon la conception traditionnelle dominante chez les scientifiques et épistémologues, le progrès scientifique résulterait de l’accumulation linéaire des connaissances. Ainsi, en découvrant de plus en plus de choses, on ajouterait des éléments aux théories qui se rapprocheraient toujours plus du vrai au fur et à mesure des siècles. Pour Kuhn, ce schéma est erroné et l’objet de son ouvrage est la démonstration de cette erreur. Selon lui, le progrès scientifique procède de ruptures et de bouleversements. Pendant des périodes stables, la discipline scientifique se développe, organisée autour d’un paradigme dominant, sorte de cadre théorique auquel adhère la communauté scientifique du moment. Cette période de stabilité permet une croissance régulière et cumulative. Par exemple, la mécanique newtonienne a fonctionné du xvme siècle au début du xxe sans remise en cause, sur la base d’un consensus.

LES RÉVOLUTIONS SCIENTIFIQUES

Si la communauté ne peut plus résoudre les anomalies de plus en plus nombreuses qui s’accumulent autour d’une théorie, c’est alors une crise qui peut déboucher sur cette fameuse révolution scientifique. Le nouveau paradigme produira de nouveaux cadres de recherche, de nouveaux outils et sera en contradiction avec l’ancien. La théorie de la relativité d’Albert Einstein, par exemple, a permis d’expliquer des faits nouveaux. Et c’est ainsi que la physique relativiste a remplacé la physique newtonienne. Le passage d’un ancien à un nouveau paradigme bouleverse la vision du monde. Mais Kuhn prend aussi en compte les usages sociaux de la science : sa notion de paradigme englobe aussi bien les théories scientifiques que les croyances, les valeurs et les traditions que se transmet la communauté savante. Celle-ci est fondamentalement conservatrice, ce qui signifie qu’à certains moments, certaines connaissances scientifiques dominent parce qu’un réseau de scientifiques les défend et les propage.

LA SCIENCE NORMALE

L’un des apports essentiels de l’ouvrage de Kuhn est la distinction qu’il établit entre « science normale » et révolution scientifique, cette distinction ayant comme pivot la notion de paradigme. Par exemple, au IIIe siècle av. J.-C., Aristarque de Samos défendait déjà l’hypothèse héliocentrique sans aucune oreille attentive pour l’écouter. C’est que le système géo-centrique de Ptolémée satisfaisait aux exigences de la science dite « normale », et peut-être aussi l’orgueil humain. On l’aura compris, la science normale semble être une tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et inflexible que fournit le paradigme, selon les mots de Kuhn. Et donc, cette science normale, rassurante pour les chercheurs, fonctionne un certain temps, jusqu’à l’arrivée d’un nouveau paradigme qui va engendrer une crise, cette dernière débouchant sur une révolution scientifique. Le nouveau paradigme va devenir progressivement celui de la nouvelle science normale. Et ainsi de suite.

L’OBJECTIVITÉ SCIENTIFIQUE

En fin de compte, Kuhn accumule les faits et les exemples qui tendraient à prouver que, loin de suivre un long fleuve tranquille, c’est la discontinuité qui caractérise le progrès des sciences, se structurant autour des bonds, des conflits ou encore des rivalités chez les scientifiques. On retrouve ici l’inspiration de Gaston Bachelard ou celle d’Alexandre Koyré. Kuhn, qui a fini sa carrière universitaire comme professeur à MIT avant de mourir en 1996, souligne donc le caractère relatif de la connaissance et met en question l’objectivité des scientifiques. Naturellement, cette conception aura comme effet d’hérisser plus d’un poil de scientifique. Mais, quelles que soient les critiques, La Structure des révolutions scientifiques a eu une influence considérable chez les scientifiques comme chez bon nombre de spécialistes de sciences humaines, qu’ils soient historiens, économistes ou même sociologues. Il est aujourd’hui un préalable nécessaire à qui s’intéresse à la philosophie des sciences.

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