Les fractales font partie des rares objets mathématiques complexes à avoir dépassé le cadre de la science et à être devenus un sujet de fascination pour le plus grand nombre. Mandelbrot, fondateur de cette théorie, revient dans son livre sur le chemin qui l’a mené à ces « monstres » mathématiques.

LA NAISSANCE DES FRACTALES

Le terme « fractale » est un néologisme créé par Benoît Mandelbrot en 1974 à partir de la racine latine fractus, qui signifie « brisé » ou « irrégulier ». De nombreux phénomènes naturels, comme le tracé des lignes de certaines côtes maritimes ou l’aspect du chou roma-nesco, possèdent, en première approximation, des propriétés fractales. Mandelbrot rassemble dans son premier essai de vulgarisation, intitulé Les Objets fractals. Forme, hasard et dimension, les résultats de ses travaux effectués au centre de recherche Thomas J. Watson d’IBM à Yorktown Heights (États-Unis) sur les objets fractals. Ce livre paraît aux États-Unis en 1982, et en France deux ans plus tard aux éditions Flammarion. Outre la fascination que nous pouvons ressentir pour ces objets mathématiques étranges, l’intérêt de ce petit livre réside dans le fait que c’est le fondateur lui-même de cette théorie qui revient pour nous sur le processus qui l’a conduit à construire de toutes pièces la notion de fractale.

DES MONSTRES MATHÉMATIQUES

Le parcours de Benoît Mandelbrot est atypique. Après avoir été professeur à l’université de Lille, il occupe un poste à IBM, aux États-Unis, où il devient très vite chercheur, ce qui lui assure une très grande liberté. Au début des années quatre-vingt, en prenant sa retraite d’IBM, il devient professeur à Harvard, mais c’est à Yale qu’il s’établit de façon durable. Tout en effectuant son travail de recherche pour IBM sur la transmission optimale, il poursuit l’étude de certains objets étranges des mathématiques : les objets à complexité récursivement définie. Cette étude, accomplie au cours des années soixante et au début des années soixante-dix, l’amène à énoncer un ensemble de propriétés communes à ces objets, qu’il nomme « fractales ». Il montre également que ces objets, jusqu’alors considérés par une grande partie de la communauté mathématique comme des curiosités, se rencontrent partout dans la nature, dans des domaines aussi variés que la géographie, la géologie, la météorologie ou bien la finance.

UNE NOUVELLE GÉOMÉTRIE DE LA NATURE

Les « monstres » mathématiques (poussière de Cantor, courbe de Peano, tamis de Sierpinski, etc.) sont connus des mathématiciens depuis fort longtemps. Mais, comme leur pathologie ne permet pas de les intégrer à une quelconque théorie, ils ont souvent été laissés de côté. Comme il l’indique dans son introduction, Mandelbrot commence par étudier « des objets naturels très divers, tels que la terre, le ciel et l’océan, à l’aide d’une large famille d’objets géométriques ». Pour décrire ces objets aux formes extrêmement irrégulières, il met au point une nouvelle géométrie de la nature, qui incorpore les acquis de Felix Hausdorff sur les dimensions fractionnaires et les résultats de son maître Paul Lévy sur le mouvement brownien. Mandelbrot n’est certes pas l’inventeur des dimensions fractionnaires, mais il est bien celui du concept de fractale, qui transcende le cadre mathématique. La communauté, d’abord sceptique, finira par accepter cette nouvelle géométrie de la nature.

LA DIFFICULTÉ D’UNE DÉFINITION

Comme tout concept, une « fractale » n’est pas simple à définir. Pendant un certain temps, la communauté mathématique a pressé Mandelbrot d’en donner une définition mathématique. Il s’y est longtemps refusé. Il ne lui semblait en effet pas possible, ni même souhaitable, d’englober dans une même définition les objets mathématiques et les objets « réels » qu’ils modélisent. Disons que la formulation la moins réductrice serait qu’un objet fractal présente, sur un nombre suffisant d’échelles, une certaine autosimilarité ou auto-affinité, qu’elle soit déterministe ou statistique. Mandelbrot donnera tout de même une sorte de définition, utilisant la notion de dimension, mais son coup de génie restera d’avoir réussi à montrer le caractère universel des fractales en allant en dénicher des exemples directement dans la nature (nuages, montagnes, côtes rocheuses, etc.). Certains travaux récents en cosmologie ont même étudié la possibilité que l’Univers lui-même possède des propriétés fractales.

UN OBJET GRAND PUBLIC

À égale distance du travail d’érudition et de celui de vulgarisation scientifique, Benoît Mandelbrot multiplie dans ce livre les exemples concrets pour démontrer l’impressionnante étendue du domaine d’application de cette nouvelle méthode d’analyse d’ensembles paradoxaux, comme l’ensemble défini par Gaston Julia par itération d’une fonction rationnelle. Mathématiquement, les applications de ces idées dans l’étude du chaos déterministe démontreront l’importance de cette approche. Il est bien rare qu’un concept mathématique dépasse le cadre strict de la science et devienne un objet grand public. La postérité de la notion de fractale en est un contre-exemple frappant. Le terme est presque rentré dans le langage courant et les fractales ont envahi le champ de la littérature, du cinéma ou des arts plastiques, sans toutefois que les nombreux utilisateurs aient une idée précise de ce que cache ce concept. Ce livre, richement documenté et très didactique, est là pour pallier ce manque.